Réanimation et triage des patients en contexte de guerre : Ce que les anesthésistes-réanimateurs de Goma peuvent vous apprendre



Vous savez tous ce qui s’est passé à Goma…

À partir du 24 janvier 2025, la ville de Goma a basculé dans le chaos. Entre tirs nourris, explosions et afflux massif de blessés, les hôpitaux ont été submergés. Avec plus de 2 880 blessés graves par balles et éclats de bombes et 773 morts, la situation a mis à l’épreuve l’ensemble du personnel médical.

Face à cette tragédie, nous, les anesthésistes-réanimateurs du Nord-Kivu, avons dû camper dans les hôpitaux, jonglant entre urgences vitales et moyens limités. Nous avons vu l’enfer de près, mais nous avons aussi appris des leçons que nous voulons partager avec le monde médical confronté à des situations d’urgence extrême.

1. Le triage des patients : une nécessité vitale

En médecine de guerre, le triage n’est pas une option, c’est une obligation. Avec un afflux massif de blessés et des ressources limitées (médicaments, sang, oxygène, personnel médical), il faut prendre des décisions rapides et parfois brutales : qui doit être traité en priorité ?

Nous avons suivi la classification START (Simple Triage and Rapid Treatment), qui divise les patients en quatre catégories :

  • Rouge (urgence vitale immédiate) : patient en détresse respiratoire, hémorragie massive, traumatisme crânien sévère avec signes de compression cérébrale. Ces patients doivent être stabilisés immédiatement.
  • Jaune (urgence différable) : fractures ouvertes, lésions nécessitant une chirurgie rapide mais sans mise en jeu immédiate du pronostic vital. Ces patients peuvent attendre après la prise en charge des cas rouges.
  • Vert (blessures mineures) : plaies superficielles, fractures simples, contusions. Ces patients peuvent être traités en dernier.
  • Noir (pronostic désespéré) : blessés avec des lésions incompatibles avec la survie (traumatisme crânien massif, destruction thoracique majeure, arrêt cardiaque prolongé). Ces patients reçoivent des soins palliatifs si possible, mais ne sont pas prioritaires pour la réanimation.

Les dilemmes du triage en situation extrême

L’application du triage en pleine guerre est une épreuve psychologique pour tout soignant. Nous avons dû prendre des décisions difficiles :

  • Laisser un patient mourant sans intervention pour sauver plusieurs autres.
  • Ne pas réanimer un blessé en arrêt cardiaque si les chances de survie sont quasi nulles.
  • Privilégier les jeunes et les patients en meilleure condition physique, car ils ont plus de chances de récupérer.

Ce sont des décisions qui hantent les soignants, mais qui permettent de sauver le plus grand nombre de vies possible.

2. Réanimation sous le feu : gérer l’urgence en conditions extrêmes

1. Gestion des voies aériennes : Intuber vite et bien

Les blessures de guerre entraînent souvent des détresses respiratoires nécessitant une prise en charge immédiate des voies aériennes. Les causes principales incluent :

  • Les traumatismes thoraciques (plaies par balle, explosion).
  • Les lésions cervicales avec risque d’obstruction des voies aériennes.
  • Le choc hémorragique avec altération de la conscience.

A. Choisir la bonne technique d’intubation

En temps normal, l’intubation orotrachéale est la technique de référence. En contexte de guerre, elle reste idéale mais nécessite du matériel et des compétences spécifiques.

  • Intubation à séquence rapide (RSI) : Nous avons utilisé la kétamine comme agent d’induction, car elle maintient la pression artérielle contrairement au propofol.
  • Intubation sans curare : Lorsque nous manquions de curarisants, nous avons dû intuber avec une seule dose de sédatif et une technique rapide.

B. Alternatives à l’intubation en cas de manque de matériel

Dans certains cas, l’intubation était impossible à réaliser immédiatement. Nous avons alors utilisé :

  • Masques laryngés (ML) : Ils ont permis de ventiler temporairement les patients en attendant une intubation définitive.
  • Canules nasopharyngées et oropharyngées : Utile pour maintenir une oxygénation minimale chez les patients semi-conscients.
  • Cricothyroïdotomie d’urgence : Pratiquée en dernier recours sur des patients avec obstruction complète des voies aériennes.

2. Ventilation et oxygénation : Faire face au manque de respirateurs

Le nombre de respirateurs disponibles était bien inférieur à la demande. Nous avons dû prioriser leur utilisation pour :

  • Les patients intubés avec détresse respiratoire sévère.
  • Ceux nécessitant une ventilation prolongée après une chirurgie majeure.

Pour les autres, nous avons improvisé :

  • Ventilation manuelle au ballon-masque (AMBU) prolongée en rotation avec les infirmiers et les internes.
  • Ventilation spontanée sous oxygène chez les patients capables de maintenir une respiration efficace.
  • Utilisation de VNI (ventilation non invasive) sur les patients non intubés mais en détresse respiratoire modérée.

Astuce apprise : En cas de pénurie d’oxygène, nous avons diminué les débits et utilisé des lunettes nasales plutôt que des masques à haute concentration pour économiser les réserves.

3. Contrôle des hémorragies massives : Agir avant qu’il ne soit trop tard

L’hémorragie massive est la principale cause de décès évitable en médecine de guerre. Chaque minute compte pour stopper le saignement.

A. Mesures immédiates pour arrêter l’hémorragie

  • Garrots tourniquets : Placés systématiquement sur les membres touchés par des traumatismes vasculaires.
  • Pansements hémostatiques : Utilisation de gaze imprégnée de substances coagulantes pour les plaies profondes.
  • Compression pelvienne : En cas de fractures instables du bassin, nous avons utilisé des bandages serrés pour limiter l’hémorragie interne

B. Réanimation liquidienne et transfusions ciblées

  • Remplissage vasculaire restrictif : On privilégie des bolus de cristalloïdes au lieu de perfuser massivement pour éviter la coagulopathie de dilution.
  • Sang total vs. concentrés globulaires : Quand possible, nous avons préféré le sang total, car il contient tous les composants nécessaires à une réanimation efficace.
  • Acide tranexamique (TXA) : Administré systématiquement dans l’heure suivant un traumatisme pour réduire le risque d’hémorragie incontrôlable.

4. Gestion de la douleur et de l’anesthésie en urgence

L’accès aux morphiniques était limité, et nous avons dû adapter notre stratégie de gestion de la douleur.

A. Privilégier l’anesthésie loco-régionale

Dans les cas où l’état du patient permettait d’éviter une anesthésie générale, nous avons utilisé :

  • Bloc fémoral pour les fractures du fémur.
  • Bloc interscalénique pour les blessures du membre supérieur.
  • Anesthésie spinale pour certaines chirurgies abdominales ou pelviennes.

Cette approche a permis de réduire l’utilisation de morphiniques et de préserver les patients des effets secondaires des anesthésiques généraux.

B. Kétamine : L’agent anesthésique et analgésique de choix

  • Analgésie dissociative : Permet des interventions douloureuses sans dépression respiratoire.
  • Sédation en réanimation : Associée à la midazolam pour éviter les hallucinations post-opératoires.
  • Alternative aux morphiniques : Utilisée à faible dose pour les douleurs sévères.

Astuce apprise : La kétamine est idéale dans un contexte de guerre, car elle est stable, facile à administrer et permet une analgésie efficace sans monitoring complexe.

3. L’organisation du bloc opératoire en médecine de guerre

En chirurgie de guerre, le but est d’intervenir rapidement sur les cas sauvables :

  1. Contrôle des hémorragies majeures
  2. Stabilisation des fractures ouvertes et des lésions viscérales critiques
  3. Prise en charge des plaies complexes et brûlures sévères

Les équipes chirurgicales ont suivi un principe simple : commencer par les patients avec les meilleures chances de survie avant de s’occuper des cas désespérés. Cela a évité d’épuiser les ressources sur des blessures irréversibles, au détriment de ceux qui pouvaient être sauvés.



4. L’importance de la résilience et du travail en équipe

Pendant ces jours de chaos, 152 anesthésistes-réanimateurs et étudiants ont tenu bon, malgré la peur et la fatigue. Un seul d’entre nous a perdu son frère, et un étudiant a été blessé aux jambes, rappelant que nous ne sommes pas seulement soignants, mais aussi des victimes potentielles.

Nous avons dormi dans les hôpitaux, improvisé des soins en urgence, et trouvé des solutions avec les moyens du bord. Certains quartiers restaient inaccessibles, et les dégâts matériels étaient inestimables. 

Conclusion : Ce que nous retenons de cette épreuve

L’expérience de la guerre nous a enseigné que les anesthésistes-réanimateurs sont en première ligne, aux côtés des chirurgiens et urgentistes. Nous ne nous contentons pas d’endormir les patients ; nous gérons la douleur, stabilisons les fonctions vitales et participons aux décisions de triage.

Si d’autres équipes médicales doivent affronter une situation similaire, voici nos recommandations clés :

  • Triage strict : traitez ceux qui ont le plus de chances de survie.
  • Gestion efficace des hémorragies : chaque seconde compte.
  • Utilisation rationnelle des anesthésiques et analgésiques : privilégiez les techniques loco-régionales.
  • Coordination et travail d’équipe : personne ne sauve des vies seul en contexte de guerre.


En espérant que de telles tragédies ne se répètent plus, nous remercions tous ceux qui ont soutenu le personnel soignant de Goma dans cette épreuve. À nos collègues du monde entier : soyez prêts, car l’urgence ne prévient pas.

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