Sous La Veilleuse Bleue : ÉPISODE 2 – Quand le pont cède, mais pas le courage
Le jour n’était pas encore levé.
Un calme étrange planait sur la colline de Masambo. Pas le calme paisible d’un matin ordinaire, non… Plutôt celui qui précède la tempête.
Ce genre de silence qui te serre un peu la poitrine, sans raison apparente.
Wivine le savait.
Elle avait appris à écouter ces silences-là.
Elle s’était levée plus tôt que d’habitude. Pas pour le plaisir. Pas même pour être à l’heure. Mais parce qu’un pressentiment l’avait tirée du sommeil : quelque chose allait se passer.
Elle ne savait pas encore quoi.
Mais elle avait appris à respecter les intuitions.
À l’école, on lui avait appris la physiologie, la pharmacologie, l’anatomie.
Mais sur le terrain, ce qu’elle avait appris… c’était à sentir les choses.
Alors elle s’habilla en vitesse.
Chignon rapide, blouse propre, badge effacé.
Et elle prit le sentier rouge qui menait vers l’hôpital. Un sentier qu’elle connaissait par cœur, à force de l’user chaque matin, chaque nuit, chaque vie.
À l’accueil : un regard, une phrase
— « Wivine, merci d’être venue vite. On a une urgence. »
La voix de l’infirmière de garde était calme, mais ses yeux disaient autre chose.
— « Une multipare. Quatrième grossesse. Placenta praevia. Partiellement décollé. Et… on n’a pas d’éphédrine. »
Pas d’éphédrine.
Deux mots simples. Mais pour elle, c’était comme dire :
Tu dois traverser l’océan. À la nage. Sans bouée.
Le pont de Semuliki
Cela faisait trois semaines que le pont de la Semuliki s’était effondré.
Un pont de fortune, déjà fragile, rongé par les années et les pluies.
Il avait suffi d’un orage de trop, une nuit de trop… et tout s’était arrêté.
Plus de véhicules entre Beni, Butembo et Masambo. Plus de médicaments. Plus de sang. Plus de renforts.
Et voilà où ils en étaient. Un cas critique. Une femme en danger. Et une boîte de médicaments… vide.
La patiente : Mama Furaha
Son nom était doux. Furaha, « joie » en swahili.
Mais aujourd’hui, rien dans son corps ne reflétait la joie.
Son visage était pâle. Ses yeux, ternes. Elle saignait depuis la veille.
Multipare. Deux césariennes anciennes. Un utérus fatigué.
Un placenta trop bas, partiellement décollé. Et un bébé encore vivant, mais bradycarde.
Le genre de tableau qui laisse peu de place à l’erreur. Et surtout, pas de temps à perdre.
Rachi ou rien
Wivine le savait : ici, on ne choisit pas l’idéal.
On choisit ce qui est possible.
Pas d’anesthésie générale.
Pas de péridurale.
Pas de produits vasoactifs.
Mais un seul espoir : la rachianesthésie.
Un acte si simple en ville…
Mais ici, dans la brousse ? C’est un saut sans filet.
Elle s’approcha du plateau.
- Bupivacaïne 0,5% : OK.
- Champ opératoire : stérilité approximative.
- Compresse : recyclée, mais repassée.
- Adré ? Disponible… mais dangereux.
- Éphédrine ? Absente.
- Sérum froid ? Présent.
Alors elle improvise. Encore une fois.
La préparation
Elle perfuse 750 ml de Ringer en précharge.
Un peu plus que d’habitude, mais elle anticipe la chute de tension.
Elle fait installer la patiente en position semi-assise.
Elle lui parle doucement, dans sa langue. Elle ne dit pas grand-chose.
Juste assez pour lui transmettre une chose :
“Je suis là. Je ne vous lâcherai pas.”
Elle briefe l’aide-soignant. Un jeune homme calme, qui a soif d’apprendre.
Elle lui explique chaque geste. Pas parce qu’elle a besoin d’aide,
mais parce que transmettre, ici, c’est aussi une forme de résistance.
Le geste
Elle désinfecte.
Elle repère L3-L4 au toucher.
Elle introduit l’aiguille. Liquide clair.
Elle injecte 2 ml de bupivacaïne. Pas plus.
Puis elle attend.
Et surveille.
Tension : 90/60.
Deux minutes plus tard : 85/50.
Elle respire. Lève les jambes de la patiente.
Elle murmure :
— “Tenez bon, Mama Furaha. Vous n’êtes pas seule.”
Puis elle fait ce qu’elle n’a lu dans aucun livre :
Elle injecte 10 ml de sérum froid en bolus.
Pas une vraie solution. Mais un petit coup de pouce.
Un réflexe de terrain. Un geste né de l’expérience, pas des protocoles.
L’attente du cri
La tension se stabilise : 90/55. Elle fait signe au chirurgien. Incision. Exploration. Placenta hémorragique.
Wivine garde l’œil sur le scope, sur la tension, sur le moindre frisson.
Et puis…
Un cri. Faible. Puis plus fort.
Un bébé. Vivant.
Un miracle fabriqué avec trois fois rien.
L’après
Wivine sort du bloc. Elle ne pleure pas.
Mais ses mains tremblent un peu.
Elle s’assied sur un banc, face au couloir vide.
Elle repense au pont de Semuliki.
À tous ces médicaments qui n’arriveront pas demain.
À toutes ces réunions stériles où l’on parle de logistique… pendant que des vies pendent à un fil.
Mais elle ne baisse pas les bras.
Parce qu’elle sait que ce jour-là, avec une seringue, une solution glacée et une foi têtue,
elle a sauvé deux vies.
La vérité crue
Ici, les anesthésistes travaillent sans backup.
Ici, les médicaments ne tombent pas du ciel.
Ici, chaque injection est un choix. Chaque vie est une lutte.
On ne demande pas des applaudissements.
On ne veut pas de statues.
On veut juste qu’un jour, les routes tiennent. Que les médicaments arrivent.
Que les soignants ne soient plus les seuls murs porteurs.
Mais en attendant ce jour-là…
On continue.
On tient.
On invente.
On sauve.
Parce que même quand le pont cède…
Le courage, lui, reste debout.
📖Moses Molo ✍️
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